Laurent Bihl, Une histoire populaire des bistrots, Préface de Pascal Ory, Paris, Nouveau Monde éditions, 2023. Compte rendu par Stéphane Le Bras

Lieu central de la sociabilité française, le bistrot avait jusque-là peu fait l’objet d’études historiques poussées et encore moins sous l’ange d’une approche globale, sur le temps long. C’est désormais chose faite avec l’ouvrage imposant (près de 800 pages) de Laurent Bihl, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Son ambition est à la fois simple et complexe : traduire dans un ouvrage mêlant érudition, analyses et vulgarisation, les évolutions de la société française à travers le prisme d’un lieu de consommation familier à l’ensemble de la population nationale. Le tout dans une synthèse montrant l’incroyable diversité des formes et usages de ce lieu du lien social depuis la Révolution française.
L’introduction s’ouvre sur une remarque très juste et très fine – les deux grandes qualités, disons-le d’emblée, de l’auteur – à propos de la place des bistrots au moment des deux épisodes historiques les plus dramatiques et les plus marquants de ces dix dernières années en France : les attentats de 2015 et la pandémie de Covid-19. L. Bihl fait ainsi justement remarquer que quelques heures avant le confinement, les reporters des médias locaux et nationaux s’étaient rués dans les bars et cafés pour prendre le pouls d’une nation bientôt privée de liberté et comprendre comment, dans ces lieux de rassemblement, les futures restrictions étaient appréhendées. Plusieurs semaines plus tard, ce sont ces mêmes lieux et leur pleine réouverture qui servirent d’étalon à la reprise d’une vie normale, par étapes. Le bistrot, le café ou le bar servaient alors de baromètre pour mesurer la liberté retrouvée des Français ; un symbole de liberté donc, celui de nos coutumes et de nos mœurs, pris pour cibles par les terroristes de novembre 2015.
L’intention de Laurent Bihl est donc établie d’entrée : étudier ce ferment de la culture française qui, quel que soit sa forme ou son nom, épouse les sinuosités de notre histoire nationale. Rural ou urbain, prolétaire ou bourgeois, politique ou sportif, transgressif ou normatif, le bistrot raconte une histoire matérielle et culturelle de la France et des Français sur plusieurs siècles. Cette étude sociale de grande ampleur cherche ainsi à mesurer les pratiques du boire – seul, ensemble, à outrance, modérément, pour célébrer ou soulager – dans leur dimension politique, incontournable dans ces lieux de rendez-vous secrets, de meetings publics, de désobéissance, de contrôle. Il en résulte une histoire « populaire », dans le sens où elle parle à tout le monde. C’est l’histoire d’un lieu aux mille noms : celui officiel de « débit de boissons » mais aussi celui générique de « bistrot », aux origines obscures et incertaines, et à l’émergence relativement tardive, dans les années 1880.

De manière synthétique et afin de faciliter l’entrée par période, l’ouvrage est découpé en quatre grandes parties chronologiques (« Le café révolutionnaire », « Le café au XIXe siècle », « Le café au XXe siècle », « Le café de l’après-guerre »), elles-mêmes séquencées en chapitres (entre deux et dix) thématiques. L’ouvrage se voulant un manuel de référence pour les études futures, cette approche par matières ou objets d’étude grâce à des titres de chapitre bien travaillés est particulièrement réussie.
La première partie est donc consacrée au « café révolutionnaire » entre 1789 et 1795 et à sa projection jusqu’en 1815. On y comprend que ce lieu d’effervescence politique se construit en réalité dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, quand il devient un espace de rassemblement pour y lire des poèmes ou y faire circuler des écrits, tout en les discutant. Une culture de la transmission de l’information et de son commentaire se met alors en place, prenant tous ses effets en 1789 et ensuite. Mais c’est également dans ces lieux collectifs que se construisent les colères populaires, difficilement maîtrisées par la police des mœurs en cette fin de siècle quand le cabaret ou la taverne – l’appellation des bistrots à l’époque moderne – deviennent pleinement des lieux de l’acculturation politique, de la dissémination des bruits et de la remise en cause de l’ordre, social ou politique, religieux également. Ainsi, sans surprise, les débits de boisson jouent un rôle éminent dans le moment révolutionnaire. En amont, tout d’abord, lors de la rédaction des cahiers de doléances où circulent les rumeurs qui suscitent la colère et où se forment les premiers rassemblements, aussi bien qu’en aval quand, une fois le processus enclenché, la culture révolutionnaire se diffuse à Paris même, puis au-delà. Au plus fort de la Révolution, le débit devient aussi un lieu de lutte sociale contre les fraudes, qui trompent le petit peuple au profit de trafiquants, spéculateurs et cupides. Dans la période qui suit, le « café impérial » prend son essor, proposant de nouveaux modèles de lieux et de consommation, permettant de satisfaire les « élégants » comme les « gens du peuple » qui, s’ils ne se mélangent pas, se retrouvent autour de pratiques similaires, celles de boire ou de jouer au billard par exemple. Mais, tout en imposant de nouvelles normes, le café est toujours le lieu du désordre, du refus, de la sédition, ce qui explique sa surveillance policière accrue – son contrôle réel étant impossible.
Le second temps propose une étude du café au XIXe siècle, quand il devient un haut lieu de l’intoxication alcoolique, comme en témoignent les premières lignes de cette partie, consacrées au sujet. Alors que ce siècle est celui des grands changements socio-économiques (industrialisation, exode rural, modernisation des transports, etc.), il est aussi celui des bouleversements politiques dans lesquels les bistrots jouent un rôle central, à la fois pour les foules indociles que pour les forces de police. Au croisement de ces deux mondes, le « mouchard », personnage emblématique – bien qu’antithétique de l’esprit libertaire des lieux – des cafés, cabarets et autres bistrots de l’époque occupe une place particulière. Dans les villes où le modèle parisien se diffuse peu à peu, l’éventail des débits se déplie au cours du siècle, tant quantitativement que qualitativement : aux extrêmes se pressent des populations qui n’ont en commun que leur soif d’un loisir de plus en plus clivé sociologiquement. Aux grands cafés et leurs dorures s’opposent les « cafés-bouges », les uns comme les autres abondamment dépeints et détaillés par les auteurs, les compositeurs ou les peintres de l’époque qui transcrivent jusqu’aux sons et odeurs des lieux. Dans les campagnes, la donne est sensiblement différente : si les grosses bourgades cherchent à imiter les dynamiques parisiennes, l’écrasante majorité des villages se contente de débits sommaires, autour des lieux centraux traditionnels (la place publique) ou récents (la gare). Cette spatialisation se retrouve aussi dans les villes, où les « bouges » sont localisés en périphérie, à proximité des quais ou des cités dortoirs naissantes, tandis que les guinguettes se généralisent le long des cours d’eau. Partout toutefois, à l’instar de ces guinguettes, le débit est devenu un lieu de plaisir dans cette société des loisirs qui point. On y vient pour jouer (aux cartes, aux dés, aux jeux en bois), s’amuser (en chantant, en dansant), faire des rencontres (amicales ou tarifées) voire simplement passer son temps en fumant ou en terrasse. Bien évidemment, le débit est toujours associé à des pratiques délictueuses, la fraude sous toutes ses formes, la prostitution illégale, la violence, la clandestinité. Et comme depuis le XVIIIe siècle, il reste le lieu central du politique, où se nouent complots populaire ou accords gouvernementaux et où se diffuse la culture républicaine à compter du milieu du XIXe siècle.
Le siècle suivant est étudié dans une troisième et une quatrième parties. Dans un premier temps, L. Bihl aborde les bistrots et leur spécificité dans le premier XXe siècle. Celui-ci est marqué par plusieurs phénomènes massifs qui caractérisent la période. Tout d’abord, bien évidemment, la Première Guerre mondiale, qui rompt la progression numérique fulgurante des bistrots depuis le dernier tiers du XIXe siècle tout en lui conservant son rôle matriciel dans la société : lieu de départ des conscrits, c’est aussi là que se répandent les nouvelles, vraies ou fausses, bonnes ou mauvaises. C’est un lieu de contournement de la mission sacrificielle des soldats au front comme à l’arrière, mais aussi un puissant espace du contrôle moral. Durant l’entre-deux-guerres, si la dimension politique est toujours très forte, autour des communistes, des ligueurs ou du Front populaire, de nouvelles pratiques voient le jour (cocktails) tout comme de nouveaux consommateurs habituels, classes moyennes ou déracinés (immigrés intérieurs ou extranationaux), ces derniers faisant du café un lieu de rassemblement communautaire central. Par ailleurs, la diversité des lieux de consommation tend à s’amoindrir, à la fois sous les effets d’un brassage social de plus en plus ample, et donc de demandes similaires partout en France, mais aussi en raison de normes, hygiéniques comme administratives, de plus en plus sévères. Pour autant, de nouveaux types de débits voient le jour, le long des voies de communication pour les routiers ou les touristes, ainsi que pour de nouveaux consommateurs, dans les brasseries modernes, apparues au siècle précédent mais qui prennent leur essor dans une forme « chic populaire » des années 1920-1930. La Seconde Guerre mondiale vient mettre un terme à ce cycle et comme toujours en période de troubles, les bistrots souffrent des restrictions – morales, économiques et administratives – tout en occupant un rôle essentiel dans la sociabilité d’une nation en crise et en lutte contre l’occupant et son propre gouvernement. La guerre marque aussi un point de bascule pour le « café germanopratin », modèle par excellence de la culture du boire à la française admirée à l’étranger, un modèle qui atteint son apogée dans les années 1960 alors que la dynamique pour les bistrots tend à s’inverser.
C’est ce déclin que scrute la quatrième partie, examinant « l’extinction d’un élément central de notre vie quotidienne ». Les causes sont nombreuses. Administratives d’abord avec l’extinction des licences à la mort du propriétaire. Sociales surtout avec la métamorphose du pays, à la fois dans les villes et dans les campagnes, à compter des années 1950. Les Trente glorieuses, en effet, se caractérisent par une modernisation de la société dont l’un des corolaires est la disparition des formes anciennes du lien social. La désertification des campagnes voient la rationalisation, quasi darwinienne, des lieux de distribution et de consommation. Les hameaux où l’on comptait encore deux ou trois troquets dans la première moitié du XXe siècle voient disparaître habitants, cafetiers et donc cafés. Dans les villes, l’offre pléthorique avait elle aussi atteint un seuil à cette période et dans les années 1950 s’opère une forme de normalisation de l’offre tandis qu’une société (et non pas seulement les autorités comme dans les décennies précédentes) de plus en plus soucieuse des normes sanitaires ne peut plus se satisfaire des conditions d’accueil et d’hygiène de certains bouges. Subsistent alors quelques îlots résistants, dans certains quartiers populaires, dans les villages surtout, mais de nouveaux modèles émergent dans les années 1960 avec de nouveaux services (PMU, télévision puis jeux de hasard, tabac) et certaines nouvelles pratiques (vin au comptoir, restauration sur le pouce, célébration d’évènements). Pourtant, si la gentrification a entraîné une mutation des attentes et donc de l’offre dans les villes puis, par capillarité, dans les zones rurales, les bistrots conservent des traits identitaires saillants : repaire/repère pour la jeunesse ainsi que lieu de commérages, de délires oratoires et de rencontres.
L’ouvrage se termine par un dernier chapitre faisant le point sur l’état des bistrots aujourd’hui, qui, après une nette décrue dans la seconde moitié du XXe siècle, connaissent une certaine renaissance. C’est alors l’occasion pour L. Bihl de rendre hommage à la fois aux personnes investies dans le maintien du lien social en zones rurales ou urbaines sensibles tout comme de mettre en évidence des actions menées au niveau de l’État pour maintenir cette activité, tandis que dans le même temps se développe un attrait nouveau pour la « bistronomie », cet art de vivre à la française.

Au total, que retenir de cet ouvrage ? Tout d’abord, il remplit parfaitement sa mission, à savoir proposer une relecture claire, fluide, érudite et pertinente de l’histoire de France et surtout des Français à travers leurs bistrots. À cet égard, on ne peut que saluer le travail de synthèse patient, savant et panoramique de Laurent Bihl, qui aura su accumuler quantités de données, d’histoires du quotidien, ordinaires et extraordinaires, s’appuyant sur un corpus littéraire qu’il maîtrise à la perfection et sur une bibliographie dense, riche mais variée. Il comble ainsi un vide historiographique que les travaux anciens, pionniers mais parfois datés sur certains aspects (1), ceux parcellaires (2) ou singuliers (3) n’avaient que partiellement remblayé. Sa plume fine et alerte, parfois taquine et facétieuse, est capable de mêler l’analyse historique judicieuse et sa distanciation nécessaire, tout en racontant une histoire à hauteur d’hommes, faite d’anecdotes et de parcours de vie ; elle rend indéniablement la lecture vivante et agréable. Sur la longue durée, il met en scène l’incommensurable diversité des débits de boissons français (en existe-t-il deux pareils ?), leurs évolutions, leurs faunes, leurs pratiques, leur surveillance continuelle par les pouvoirs publics. En d’autres termes, il reconstitue, pour chaque étude de cas, l’écosystème qui met en interaction lieux, produits, individus et émotions. Des cafés aristocrates où il importe de voir et de se faire voir jusqu’au dernier des cafés ruraux où se maintient la vitalité locale, des touristes éphémères consommateurs aux piliers de bars, des success stories aux parcours dramatiques, Laurent Bihl offre une histoire aux mille facettes et tout à la fois semblable, celle d’un lien social et politique – dans tous les sens du terme – sans cesse reconstitué. Surtout, son ouvrage fait émerger des histoires méconnues ou insolites, des comportements sociaux (publics, individuels ou collectifs) qui permettent de questionner différemment les représentations rattachées à ce lieu collectif et populaire, que nous connaissons tous. Ainsi, les femmes – au-delà de la prostituée ou de la tenancière – y occupent une place importante, tout comme les migrants, qu’ils soient issus de l’exode rural (les Auvergnats de Paris) ou des mouvements de population transfrontaliers (Italiens ou Nord-Africains). D’autres figures s’y imposent : bien évidemment le garçon de café, mais aussi les anciens combattants, les mutilés, les révolutionnaires, les sportifs, les commerçants, les jeunes, les intellectuels, les artistes ou les espions qui font du café leur lieu de rencontre officiel ou officieux. Bien évidemment, Paris y tient une place toute importante, à la fois par l’imposante place qu’elle occupe dans la culture bistrotière en France, mais aussi par la diversité de ses lieux, des plus prestigieux aux plus iconiques, en passant par les bas-fonds. Pour autant, la ruralité n’est pas oubliée et elle apparaît sans cesse en contre-point, soit comme un contre-modèle soit comme un réceptacle déformé de cette culture urbaine qui imprègne la société française.
On pourra bien évidemment regretter quelques erreurs, dont entre autres par exemple : les Noilly ne sont pas originaires du Languedoc et leur activité sur place ne date que des années 1850 (p. 71) ; l’auteur confond les vins cuits et les vins mutés aromatisés (p. 420 et 446) ; l’absinthe en 1870 est déjà très bon marché (p. 244). Surprend également le découpage chronologique parfois artificiel, obligeant à évoquer dans certaines thématiques des sujets de périodes précédentes ou postérieures. On aurait peut-être aimé une analyse plus poussée et circonstanciée de l’utilisation des mots (« bistrot », « café », « bar », etc.), employés ici indistinctement volontairement par l’auteur. L’historien spécialisé – des boissons alcoolisées, des marchés de consommation ou de l’alcoolisme – pourrait également être en désaccord avec certaines analyses spécifiques, qui mériteraient parfois des nuances ou plus de prudence, par exemple dans l’interprétation des données statistiques. Mais il s’agit là des écueils typiques de ce genre d’ouvrages panoramiques massifs, comme on avait pu le remarquer également chez Jean-Claude Daumas (4) et qui sont largement explicables par l’appui quasi exclusif sur des sources secondaires (d’époque ou non), qu’il aurait fallu vérifier elles-mêmes en consultant les sources primaires, pratique impossible dans ce type de démarche synthétique. Finalement, la seule réelle lacune préjudiciable est l’absence de bibliographie, même sélective, en fin d’ouvrage.
Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’un ouvrage-maître qui marquera l’historiographie de la consommation et de ses pratiques. Qu’on l’aborde par le biais politique (surveillance/sédition), par le biais social (groupes/pratiques normatives), par le biais culturel (représentations/argot), par le biais de la santé publique (alcoolisme/antialcoolisme) ou par celui du marché (lieux de vente/produits), il répond à une quantité inestimable de problématiques. À ce titre, il satisfera tant le souci du chercheur en ouvrant des pistes de réflexion, que les étudiants en offrant des clés de lecture structurelles, mais aussi le curieux, attiré par une histoire anecdotique et originale de la société française. Un véritable tour de force.

Stéphane Le Bras (Université Clermont-Auvergne)

Références citées
1. Jacqueline Lalouette, Les débits de boissons en France, 1871-1919, Lille, ANRT, 1991.
2. Fabien Théofilakis, “À l’ombre du comptoir : débitants et débits de boissons à Belleville (1860-1914) ”, Revue d’histoire du XIXe siècle, n°26/27, 2003, p. 65-84.
3. Nicolas Cahagne, La ruralité au comptoir. Une géographie sociale et culturelle des cafés ruraux bretons, Thèse soutenue sous la direction de Yvon Le Caro et Raymonde Séchet, Rennes II, 2015.
4. Jean-Claude Daumas, La révolution matérielle. Une histoire de la consommation (France XIXe-XXIe siècle), Paris, Flammarion, 2018.