Compte rendu de l’ouvrage de Déborah Myaux (dir.), Aide alimentaire. Les protections sociales en jeu, Louvain-la-Neuve, Éditions Academia, 2019, 236 p.

L’aide alimentaire fait l’objet, au moins en France, de nombreuses publications issues du milieu associatif, académique ou des pouvoirs publics. Cet ouvrage propose une approche originale en analysant l’aide alimentaire par le prisme du travail social. Initié par la fédération belge des Services sociaux (qui représente des services sociaux associatifs agréés en Région bruxelloise et en Wallonie), et coordonné par Deborah Myaux, politiste de formation, ce livre pose des questions essentielles quant au développement de l’aide alimentaire. Il questionne l’aide alimentaire en considérant différentes échelles d’analyse (historique, territoriale, administrative et politique) dans lesquelles s’exerce le travail social. L’ouvrage prend comme point de départ et fil conducteur « le malaise qui entoure la question de l’aide alimentaire et qui s’exprime à la fois au sein des équipes sur le terrain et au niveau politique. Est-il pertinent pour les travailleurs sociaux de mettre en œuvre des pratiques d’aide alimentaire ? Est-il légitime pour les politiques de soutenir ces pratiques ? » (p. 211). Structuré en six chapitres qui suivent la même idée directrice, le livre propose au fil des pages une véritable réflexion critique sur les évolutions de l’aide alimentaire qu’il réinscrit à la fois dans les paradigmes historiques des modifications de l’État social, et dans les questionnements récents du travail social. S’il s’appuie sur le cas belge, les questions qu’il soulève alimentent une réflexion plus générale sur les ressorts et la pertinence de l’aide alimentaire dans la lutte contre la pauvreté.

En Belgique, l’aide alimentaire s’exerce le plus couramment sous la forme de restaurants sociaux, de distribution de colis et d’épiceries sociales. Elle se caractérise par une hétérogénéité importante des organismes qui les prennent en charge, où des petites organisations côtoient de plus grandes structures. La restauration n’est souvent qu’une facette de l’activité de ces organismes qui proposent d’autres services tels que l’hébergement, l’accompagnement social, l’aide vestimentaire, etc. Mais tous ont en commun la précarité des moyens, qui les conduit à reposer principalement sur le bénévolat. Les publics visés se partagent en deux groupes. Aux côtés des sans abri, qui recourent le plus à l’aide inconditionnelle et aux restaurants sociaux, se trouvent une majorité de personnes qui font l’expérience d’une pauvreté à domicile, plus invisible. L’aide alimentaire leur permet alors de faire face à l’urgence et de dégager des moyens pour assurer d’autres dépenses essentielles telles que le loyer ou les frais médicaux. Comme le souligne Lotte Damhuis (chapitre 4), « l’aide alimentaire paraît être un ingrédient d’un équilibre (dans les dépenses quotidiennes) » (p. 137). À partir d’une enquête menée auprès de bénéficiaires d’épiceries sociales, Charlotte Maisin et Louise Méhauden (chapitre 5) montrent avec finesse de quelle façon les usagers développent des comportements élaborés en termes de choix, d’arbitrages, de calculs, de stratégies par rapport à leurs achats en menant de vraies évaluations en situation : « la réduction de 50 % sur le beurre de ferme, ça ne vaut pas le coup par rapport à Aldi » (p. 151). Dans la même logique, les bénéficiaires allant s’approvisionner dans les épiceries sociales peuvent ainsi choisir des produits qui viendront compléter leurs stocks alimentaires. Sur ce point, les autrices insistent sur le fait que la combinaison des autres types d’aide (colis et restaurants sociaux) est essentielle à prendre en compte.

L’aide alimentaire actuelle s’inscrit dans une continuité historique en matière d’intervention sociale et d’État providence, dont les chapitres 2 et 3 visent à en rappeler les grandes étapes. Pareille perspective questionne la place qu’occupe aujourd’hui l’aide alimentaire dans la lutte contre la pauvreté et celle du travail social. Tout au long du xix^e siècle, différents types d’interventions se côtoient pour alléger le poids de l’alimentation dans les budgets ou pallier le manque d’argent nécessaire pour se nourrir. Issues aussi bien de la bienfaisance publique que d’initiatives privées, elles concernent des dispositifs aussi différents que la distribution directe d’aliments ou de soupe, les achats collectifs pour agir sur les prix, ou les restaurants bon marché. Les autorités municipales et communales sont les instances intervenant le plus explicitement dans les situations d’urgence, comme lors de la crise alimentaire de 1845-1847, dans le souci explicite de préserver l’ordre public, tandis que les crises alimentaires rencontrées lors des deux guerres mondiales ont fait l’objet d’une intervention privée (à la différence par exemple de l’Angleterre, voir Evans 2023). Peter Scholliers et Jeffrey Tyssens (chapitre 2) observent sur l’ensemble de la période d’une part un glissement de la charité vers la philanthropie, marquée par une présence croissante d’une approche collective de l’aide et l’arrêt progressif d’une seule prise en charge saisonnière, et d’autre part une évolution du don vers des mécanismes de marché davantage orienté vers les travailleurs pauvres que vers les indigents.

La sortie de la Seconde Guerre mondiale rebat les cartes en la matière avec la création de l’État providence, marqué par une dynamique d’intégration et de redistribution. Dans ce contexte, expliquent Pierre Reman et Philippe Defeyt (chapitre 3), les politiques d’assistance ne disparaissent pas mais elles sont considérées comme complémentaires et portées par des associations caritatives, principalement d’inspiration religieuse. Cette première étape s’ensuit de deux évolutions majeures. Dès la fin des années 1970, la détérioration de l’économie conduit à une mutation profonde de la philosophie du système de sécurité sociale, à la fois dans ses visées et dans ses formes. Elle s’accompagne d’une réhabilitation et d’une médiatisation des pratiques assistancielles, qui ne sont plus considérées comme résiduaires, mais comme étant essentielles, centrales, pour soulager « les plus défavorisé » ou les « nouveaux pauvres ». On assiste ainsi à un retour en force de l’aide alimentaire, dont les ressorts sont la paupérisation grandissante et les excédents agricoles. Ces analyses, en particulier sur l’arrivée dans le paysage national du Programme d’aide européen aux plus démunis (PEAD) au milieu des années 1980, rejoignent sur ce point la situation française (voir notamment : Le Crom et Retière 2018 ; Retière 2021 ; Bonzi 2023). Le début des années 1990 marque un nouveau tournant avec l’avènement du paradigme de « l’État social actif » : « Les politiques sociales sont plus étroitement liées, sinon subordonnées, aux politiques d’emploi, les dispositifs d’activation priment sur les dispositifs de garantie des ressources et la notion de responsabilisation s’impose de plus en plus dans le vocabulaire, non seulement sur le plan collectif mais aussi sur le plan individuel, avec le risque de voir réapparaitre de façon excessive la notion de faute imputée aux individus qui n’entrent pas dans des processus d’activation et de recherche active d’emploi. » (p. 104).

Ce sont ces principes de l’État social actif que l’ouvrage vise à interroger dans leur articulation avec l’aide alimentaire et le rôle attendu du travail social. D’autant qu’ils ont été renforcés par le passage en 2014 du PEAD au Fonds d’aide aux plus démunis (FEAD), lequel a entrainé un changement du cadre d’action pour les organismes d’aide alimentaire. « Par ce transfert, les missions d’aide alimentaire se sont vues plus formellement liées à des missions d’accompagnement et d’activation sociale, faisant de l’alimentaire un moyen, une porte d’entrée pour initier un travail d’accompagnement visant à aider la personne à accéder à des droits permettant une plus grande stabilité de la situation ». Dès lors, s’interroge Lotte Damhuis (chapitre 4), « comment les pratiques d’aide alimentaire se positionnent-elles dans le champ du travail social ? » (p.118). Autrement dit, les acteurs de terrain se questionnent sur ce que doit viser l’aide alimentaire, selon une double logique. Une première logique entend dissocier l’aide alimentaire du travail social. L’aide alimentaire est considérée comme une aide en nature permettant d’alléger une situation de difficultés financières, mais qui doit rester un palliatif temporaire. Dans ce cas, la temporalité de l’aide est jugée suffisante pour engager un lien et amener les bénéficiaires à accéder à des droits sociaux. Une seconde logique définit l’aide alimentaire comme aide sociale à part entière, dans laquelle l’accompagnement social est assimilé à une approche du care qui se déploie en situation.

L’aide alimentaire a connu encore plus récemment un nouveau tournant avec la mise à l’agenda politique de la transition vers un système d’alimentation durable (chapitre 6). Catherine Rousseau et Lotte Damhuis pointent les différentes interrogations que soulève la question de la durabilité de l’alimentation. La première porte sur le caractère inégalitaire de cette injonction. Les groupes les plus vulnérables ont-ils accès aux projets se revendiquant d’alimentation durable tels que les groupements d’achats et les potagers collectifs, ou n’ont-ils d’autre choix que le recours à une alimentation conventionnelle ? La seconde porte sur le fonctionnement du FEAD et plus précisément sur l’obligation qu’il impose aux organismes nationaux de s’approvisionner par l’intermédiaire de marchés publics. Cette obligation tend à favoriser des entreprises capables de fournir des quantités très importantes au prix le plus bas possible, comme l’ont également montré pour la France Duboys de Labarre et Crenn (2019), au détriment des circuits courts et des approvisionnements locaux. Néanmoins, Catherine Rousseau et Lotte Damhuis rappellent que les pouvoirs publics ont la capacité d’infléchir cette contrainte par l’introduction de critères de qualité et de durabilité dans les cahiers des charges. Reste enfin la question des invendus. Les autrices rejoignent de nombreux autres travaux qui dénoncent les effets négatifs de la manière dont les pouvoirs publics se sont emparés de la question du gaspillage (voir par exemple Ossipow et Cuénod, 2019 ; Bonzi 2023). Des mesures récentes, telles que la défiscalisation de la distribution d’invendus aux organismes d’aide alimentaire, entrainent de nouveaux questionnements éthiques et politiques : « La collecte efficace de quantités importantes d’invendus et leur mise à disposition des organisations d’aide alimentaire ne contribuent-elles pas à réduire la visibilité dans l’espace public des besoins d’aide alimentaire, d’une part, et des impacts (environnementaux, sociaux, économiques) du gaspillage d’autre part ? En palliant les effets néfastes du système alimentaire actuel, ne participent-elles pas à son maintien ? » (p. 195). Le risque existe que les responsables politiques adoptent des mesures favorisant le don alimentaire en lieu et place de mesures plus structurelles visant l’accès pour tous à une alimentation de qualité et, de manière plus globale, la lutte contre les inégalités sociales. Et les autrices de conclure leur chapitre sur cette question cruciale : « La lutte contre le gaspillage alimentaire et l’aide alimentaire font bon ménage. Y a-t-il lieu de s’en réjouir ? » (p.215).

En conclusion, Hugues-Olivier Hubert et Deborah Myaux rappellent que l’ensemble des contributions de l’ouvrage convergent vers un plaidoyer en faveur d’un engagement plus fort de l’État, via notamment une politique fiscale plus juste qui parvienne à réduire les inégalités. Et surtout, revenant sur l’exclusion sociale, ils insistent de façon bienvenue sur les limites à ne percevoir cette dernière qu’en termes de lien social, soulignant que « n’œuvrer qu’à cette échelle serait oublier un peu trop rapidement que l’épicentre ne se situe pas là et que la répartition inégale des richesses et, en corolaire, la persistance de la pauvreté constituent les déterminants majeurs de ces processus d’exclusion » (p. 219). Ce faisant, en prenant comme fil conducteur le point de vue du travail social, pris dans les évolutions historiques de l’État providence et en interaction constante avec les bénéficiaires de l’aide alimentaire, cet ouvrage propose une contribution documentée et réflexive à la fois au champ académique et à l’adresse des pouvoirs publics.

Références citées

Bonzi Bénédicte, La France qui a faim. Le don à l’épreuve des violences alimentaires, Seuil (coll. « Anthropocène »), 2023, 448 p.

Duboys de Labarre Matthieu et Crenn Chantal, « De quoi la sécurisation alimentaire des « démunis » est-elle le nom ? », Socio-anthropologie, 2019, n^o 39, p. 83‑98.

Evans Bryce, Feeding the People in Wartime Britain, nov. 2023, London, Bloosmburry, (Coll. « Food in Modern History: Traditions and Innovations »), 194p.

Ossipow Laurence et Cuénod Béatrice, « Banques alimentaires et right to food en Suisse. Entre conformité et points de vue critiques », Revue des sciences sociales, 2019, n^o 61, p. 36‑43.

Retière Jean-Noël et Le Crom Jean-Pierre, Une solidarité en miettes : socio-histoire de l’aide alimentaire des années 1930 à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, 313 p.

Retière Jean-Noël, « Nourrir les pauvres : les quatre âges de l’aide alimentaire », Vie sociale, 2021, vol. 36, n^o 4, p. 23‑35.